Photo: Jacques Nadeau - Le Devoir Hervé
Fischer soutient que l’homme est passé de l’âge du feu à l’ère du numérique.
Le Devoir, Cahier spécial Forum monndial
des sciences sociales, Palais des congrès de Montréal
Hervé Fischer témoigne
- «Si le numérique est un instrument de néo-impérialisme, il est aussi un outil
de décolonisation»
Hélène Roulot-Ganzmann Collaboration spéciale
5 octobre 2013
Ce texte fait partie
d'un cahier spécial.
L’avènement du
numérique a fait entrer la société dans un nouveau paradigme, celui de
l’information, alors que le moteur de l’évolution humaine se basait jusque-là
sur un paradigme énergétique. C’est un point de vue que le sociologue Hervé
Fischer expliquera plus en détail en fin de semaine prochaine, lors du Forum
mondial des sciences sociales.
« Les réseaux sociaux
sont devenus un phénomène spectaculaire, inimaginable il y a dix ans, argue
Hervé Fischer. Quand on en arrive à avoir plusieurs centaines d’amis dans
Facebook ou d’abonnés dans Twitter, pour n’en citer que deux, on voit bien
qu’il y a un engouement symptomatique significatif d’un nouveau contexte
sociologique. C’est évident que, lorsqu’un adolescent est fier d’être sur la
page, mettons, de Coca-Cola, qui a quelque chose comme 26 millions d’amis,
c’est une belle illusion d’intégration ou d’inclusion sociale. En fait, nous ne
sommes plus dans une société de classes, mais bien dans une société de masse. »
Un phénomène que le
sociologue lie à un autre, celui de l’urbanisation accélérée, qui mène
inévitablement à un symptôme de solitude de l’individu, accentuée, atomisée
dans la masse.
« Autre nouveauté,
nous avons une sociologie qui est aujourd’hui basée sur deux pôles, explique
Hervé Fischer. La mondialisation d’un côté, le village global dont on parle
beaucoup, mais, de l’autre, l’individuation, c’est-à-dire la personne seule,
qui essaie d’exister individuellement et de s’insérer localement. C’est une
cosmologie impressionniste : si on regarde de près, on voit des petites taches
les unes à côté des autres, c’est la conscience que l’individu a de lui-même,
et, si vous vous éloignez, vous voyez l’image complète et vous ne remarquez
plus les petites taches de couleur, parce qu’elles fusionnent dans l’ensemble
de la perception. »
Intégration et…
solitude
Une réalité qui touche
d’autant plus les adolescents, qui, à la fois, sont centrés sur eux-mêmes et
ont besoin d’exister. En tant que jeunes, sans ressources financières, sans
position sociale ni professionnelle, ils ont du mal à exister dans la société,
explique Hervé Fischer, ils vont se chercher un statut social dans le monde
virtuel.
« Là, ils peuvent se
prendre pour quelqu’un d’autre, gagner des points dans les jeux en réseau
multiusagers, développer des amitiés, des relations, précise-t-il. Il y en a
même qui deviennent des vedettes dans le monde virtuel, alors que, dans le
monde réel, ils sont dans la frustration et l’impossibilité d’avoir une
existence autre que simplement anonyme. Il y a donc aussi, dans le paradigme
numérique, tout le phénomène de l’euphorisation et de l’illusion de la
valorisation. »
Un phénomène de
solitude qui n’est pas sans risque tant pour l’individu que pour la société,
mais Hervé Fischer préfère faire preuve d’optimisme.
« Ce qui est
intéressant, note-t-il, c’est qu’il y a quand même une inclusion sociale, même
illusoire, mais surtout il y a une conscience de plus en plus planétaire. Par
la multiplication des hyperliens, nous avons ce que j’appelle une conscience
augmentée. Chacun de nous a une connaissance beaucoup plus large, en temps
réel, simultanément, de ce qui se passe en Syrie, aux Nations Unies, au
Bangladesh, dans l’Antarctique du point de vue écologique, etc. Je parle
d’“hyperhumanisme” pour souligner qu’on a aujourd’hui un humanisme basé sur les
hyperliens et que, en même temps, ça développe cette conscience augmentée, donc
plus d’humanisme. »
Information et
intervention
Ainsi, selon lui, plus
d’information crée plus de conscience, donc plus de responsabilités. Et comme,
grâce aux nouvelles technologies numériques, nous avons plus de pouvoir, ça
engendre un sentiment d’obligation d’intervention.
« Quand il y a une
catastrophe, une famine ou une guerre, on se sent concerné. On envoie de
l’argent après un tsunami, un tremblement de terre. Le numérique développe
également, dans la tête de ceux qui sont nés avec lui, l’idée qu’il y a un
futur, un progrès technologique, qui, dans leur esprit, est un progrès humain,
puisque nous créons une éthique planétaire. Peut-être en a-t-on enfin fini avec
tous les discours postmodernes de nihilisme et de scepticisme. On recommence à
croire au progrès humain à travers le progrès technologique. C’est un peu
paradoxal, mais c’est la position que je soutiens. »
Une position optimiste
qu’il nuance cependant. Car, si ce tsunami d’information crée cette conscience
planétaire, Hervé Fischer ne nie pas qu’il puisse aussi être destructeur.
« On va apprendre à
gérer, à prioriser et même à éviter les informations, estime-t-il. Aujourd’hui,
c’est encore nouveau. Nous sommes assoiffés et le manque génère de la
frustration. »
De l’âge du feu à
l’ère numérique
Ainsi, Hervé Fischer
développe la thèse selon laquelle nous serions passés en quelques années de
l’âge du feu à celui du numérique. Que, jusqu’aux années 2000, il y avait le
soleil, le vent, l’eau, la vapeur, l’électricité, le nucléaire, et qu’avec
l’arrivée du numérique, mais surtout des réseaux sociaux, nous entrons dans un
autre paradigme dominé par l’information.
Une démonstration qui
ne s’applique cependant pas à toute la planète. Car c’est une infime part de la
population, celle qui vit dans les pays développés, qui est entrée dans ce
nouvel âge numérique.
« Cet espace numérique
est en réalité néoféodal, prévient Hervé Fischer. Il est partagé par des
holdings, des puissances commerciales et financières, qui s’en servent comme
d’un instrument de pouvoir, y compris vis-à-vis des pays du Sud. Mais si le
numérique est un instrument de néo-impérialisme, il est aussi un outil de
décolonisation, nuance-t-il avec toujours ce même optimisme. On pourrait citer
des centaines d’utilisations exceptionnelles du numérique en Afrique et en
Amérique latine, du point de vue de la santé publique, de l’éducation et même
de l’accès à l’information. »
Collaboratrice
Hervé Fischer prononcera deux
conférences au Forum : « Le numérique : un nouveau paradigme incontournable
pour les sciences humaines », le dimanche 13 octobre à 13 heures, et «
Révolution anthropologique de l’ère numérique », le lundi 14 octobre à 11
heures.